MÉMOIRE POUR LE TEMPS PRÉSENT

Jean ARROUYE

Alex Magrini vient de montrer, au Centre National d’Exposition de Jonquière, une œuvre de très grande force plastique et symbolique. Une vaste surface circulaire d’environ sept mètres de diamètre, couverte de granuleux sable gris, couleur de cendres et de deuil, est entourée de dix colonnes blanches de près d’un mètre quatre-vingt de haut, dont la scansion régulière semble déterminer un espace sacré de monstration et de méditation. Ces colonnes de plâtre, si elles contrastent plastiquement par leurs livides élancements avec la plate nappe sableuse qu’elles circonscrivent, s’accordent symboliquement avec le spectacle minutieux et monumental qu’elles bornent, car elles portent des éraflures, des fêlures, des brisures, marques diverses de l’usure du temps, qui est le thème général de toute l’œuvre. Ainsi la colonnade remplit un rôle de transition visuelle et d’accomodement aux intentions de l’œuvre. Limite perméable au regard, monument érodé par l’âge, élé- ment de composition plus grand que la taille humaine mais de hauteur extrêmement réduite par rapport à celle de vraies colonnes, elle introduit au spectacle des ruines miniatures qui sont disposées dans l’espace central, espace qui, lui aussi, est plus qu’un lieu d’exposition, car il est emblématique de l’arène antique, c’est-à-dire à la fois du monument archéologique par excellence et de l’espace théâtral le plus tragiquement connoté dans l’imaginaire occidental (ah! souvenirs de Fabiola!). C’est donc un lieu propice à la méditation sur le passé culturel et la fantasmagorie de la mort. 52 Car c’est un spectacle de dereliction qui est organisé par la sculpture. Un portique s’enroule en spirale à partir de la limite de l’arène, composé d’éléments, de quatre piliers chacun, d’environ quarante centimètres de haut, en ciment fondu gris, qui s’enchaînent par juxtaposition; au fur et à mesure que l’on se rapproche du cœur de la volute, les travées se disloquent, les piliers se désagrègent, l’effondrement devient la loi. Quoique moulés d’un seul tenant, ces éléments de construction affectent l’allure d’une construction faite de blocs cimentés les uns aux autres, d’un rapport de un sur deux. Ce rapport, qui est celui des briques de construction dans la réalité, est celui de toutes les pierres, dissociées et indépendantes, réellement cimentées et jointoyées une à une, dont sont faits tous les autres bâtiments ruinés de la composition. Ces éléments modulaires ont été obtenus par sciage de véritables briques, de couleur et de teinte diverses, de sorte que chaque bâtisse, fragment et vestige d’un monument imaginaire (mais inimaginable, car ce qu’il en reste est trop restreint, d’où l’effet de mélancolie de l’ensemble), est d’un coloris différent. Un petit édifice rectangulaire rouge s’éboule sur un de ses flancs; un autre, plus complexe, aux nombreux piliers découronnés, est gris; le plus grand de tous, auprès duquel s’exténue le portique en spirale, est rectangulaire aussi, un de ses murs percé de fenêtres ré- gulières; d’un autre monument, blanc, ne reste qu’une encoignure et un pan de muraille encore tenu par ses contreforts; enfin la plus petite construction (ne faudraitil pas dire plutôt destruction) n’est quasiment qu’un amoncellement de briques noires. Ainsi varient les tailles (des monuments, et de leurs éléments, car il y a trois modules de base différents), les plans, les élévations, les percées, les dispositifs de soutènement, les orientations, les effets de masse, les coloris,… de ces ouvrages qui tous cependant exemplifient l’inutilité de la résistance aux effets de la durée. Le bâ- timent noir et le blanc sont les plus atteints, les plus réduits a quia dans cette lutte vaine contre le temps, comme s’il y avait un rapport entre la perte de leur substance et la couleur de la brique, exsangue de quelque hémorragie ou frappée d’apoplexie symboliques. Civilisations, nous savions que vous étiez mortelles, mais l’inventaire imaginaire de vos agonies n’avait pas encore été entamé. Car ce qui frappe dans le travail d’Alex Magrini, c’est la variété, non seulement dans l’apparence propre de ces constructions, mais aussi dans leur disposition, la scansion de l’espace qu’elles occupent, l’enchaînement de leur rencontre au fil conducteur du portique, dans tous les effets de rime et de contraste, de cadence et d’apocope induits par la confrontation des édifices dans ce lieu, à la fois cerné et fini en tant qu’arène, et en expansion illimitée dans le déroulement de la spirale. A quoi s’ajoute la diversité des techniques d’intervention: briques, ciment fondu, sable, plâtre, fonte aussi, et des opérations de fabrication: scier, calibrer, cimenter, jointoyer, mouler (avec tous les avant et tous les après que cela implique), épandre, niveler, élever, équilibrer, répartir, et toujours, et partout, combiner et calculer. Formes et Couleurs En ceci, ce travail se distingue expressément de celui des Poirier, auquel se réfère modestement Alex Magrini, car c’est une œuvre ouverte, ce que ne sont pas les reconstructions archéologiques de ses prédécesseurs. Les cent colonnes du Musée d’Art Contemporain de Montréal, par exemple, sont une construction répétitive dont la diversité n’est que de pose; elle reste statique, et, par là, sans nécessité propre (car pourquoi pas mille colonnes: l’œuvre en serait plus spectaculaire mais pas plus justifiée pour cela dans son chiffre fondateur). Chez Alex Magrini, chaque ruine est différente en tous points et en tous états, et la spirale s’éployant suggère la multiplication imaginaire des exemples qui sont donnés. Chez les Poirier, Domus aurea ou Mille colonnes, on est toujours devant un modèle réduit, clos sur lui-même, fut-il paré des prestiges que Lévi Strauss a conféré au genre. Avec Alex Magrini, on est devant un échantillonnage prospectif, une série de spécimens qui laisse postuler une collection de plus vaste étendue, et l’on sait que par définition toute collection est infinie. C’est un univers borgésien qui se dessine par litote. Et puis, soudain, parmi les pierres ou briques éparses, au milieu des péristyles et des pans de murs vraisemblables, deux éléments de fonte, moulés, polis, partie mats, partie brillants, érodés et effondrés, ruines aussi, mais d’autre sorte, hors échelle et hors logique, métaphores locales dans la métonymie générale de l’oeuvre, y introduisant ce que Yves Bonnefoy appelle «l’improbable», l’irréductible de l’imaginaire, la dimension poétique. Loin d’être une simple reconstruction archéologique ou un exercice de ruine fantasmatique, de rester un spectacle distancié, la mise en scène d’Alex Magrini, quoique issue d’une visite à Pompéi et d’un voyage à Malte, île fragmentée par des milliers de murs de pierres sèches et parsemée d’hypogées préhistoriques, est une réflexion en acte sur le présent de notre propre culture. En notre pays qui n’exhibe aucun de ces monuments ruinés d’une ancienne histoire, car ses sites pré- historiques ne sont que des traces, et qui tend à jeter bas pour le reconstruire tout bâtiment qui commence à dater, pays neuf, en perpétuelle rénovation, qui ne tolère que l’image du neuf, pourtant les plus augustes monuments, musée des beaux-arts, palais de justice ou banque, jouent du fond commun de l’architecture antique, épellent les vocables du monument classique, trace d’une liaison longtemps affichée avec le vieux monde européen, encore active même si l’architecture contemporaine en évacue jusqu’au reflet dans ses miroirs froids de verre et d’aluminium. La colonnade de plâtre 1. Alex MAGRINI Installation à Québec. 2 et 3. Installation à Jonquière. d’Alex Magrini convoque des souvenirs estompés; son portique, dans son involution, conduit à la source d’une mémoire occultée. Il suffit de se laisser conduire pour passer de l’autre côté du miroir de l’oubli. Cependant ce travail (de) sur la mé- moire et le symbole est d’abord un travail plastique dans un espace contemporain. Ce qui frappe, à le découvrir, c’est l’accord de sa présence au lieu où il s’expose, s’impose. A Québec, où d’abord Alex Magrini l’avait installé, les fabriques s’établissaient au pied d’un portique linéaire, infléchi à l’articulation de la salle, jouant les propylées, qui sont aussi des allées de la mort et des portes de la mémoire. A Jonquière, quand on entre dans la salle d’exposition, un vaste espace sépare le spectateur de l’œuvre disposée en coin, de l’autre côté de la pièce, sur l’autre rive du temps; cet espace de silence et de mise en présence, d’attention et de conversion, donne le loisir de prendre en compte le rapport subtil du gris profond du sable et du gris plat du béton, le contraste heureux entre l’aire circulaire d’exposition et le carroyage des caissons du plafond. Puis le regard est aspiré par la spirale et plongé dans le passé, avant de refluer dans un mouvement d’expansion dans l’espace présent. Imaginairement et esthétiquement, le spectateur est dans l’œuvre. A Aima où, en août, à Langage Plus, l’œuvre sera reconstituée différemment, Alex Magrini se propose de faire en sorte qu’elle soit penetrable, que le spectateur n’y soit pas seulement inclus implicitement par la dynamique structurelle de l’œuvre, mais qu’il puisse s’y déplacer. Gageons qu’à Montréal, où l’exposition se transportera en novembre, elle sera encore différente, sinon plus riche, du moins enrichie de sa propre histoire, plus complexe symboliquement et plus efficace plastiquement, d’être ainsi le fruit de son propre réexamen permanent. Occupant l’espace, l’œuvre d’Alex Magrini tient un discours sur le temps, rê- vant le passé, elle discourt sur le présent, mimant la fragmentation et l’éparpillement, elle s’établit comme un tout dense et cohérent… Par l’outrepassement de ces contraires, l’œuvre se fait métaphore, et c’est de là aussi qu’elle tient sa force et sa beauté. \XI

« Mémoire pour le temps présent » Jean Arrouye Vie des Arts, vol. 29, n° 116, 1984, p. 52-53.

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